FASTI ECCLESIAE GALLICANAE

Extrait du volume concernant le diocèse de Sées

Un évéché régulier (pages 8-11)

La singularité de l'évêque de Sées tient au fait que depuis 1131 il se trouve à la tête d'un chapitre régulier. Il importe de bien mesurer la portée de la réforme intervenue. Ce ne sont pas seulement les chanoines qui ont été « régularisés » mais tout le personnel dirigeant du diocèse, à commencer par le pontife lui-même. Jean de Neuville revêtit personnellement l'habit régulier avant de le remettre aux clercs désireux de vivre selon la règle de saint Augustin. Le chapitre est certes dirigé par son prieur mais c'est incontestablement l'évêque qui tient la place du père abbé, présent derrière chaque paragraphe de la règle. Les réformateurs n'ont pas osé faire inscrire dans les textes de 1131 l'obligation pour l'évêque d'être lui-même un régulier. Le système sagien ne peut pourtant fonctionner correctement que si le prélat placé à sa tête possède l'expérience de la vie régulière. Le problème est que, dès le lendemain de la disparition de Jean de Neuville, réguliers et séculiers alternèrent sur le siège épiscopal. Quant aux archidiacres, auxquels incombait la lourde tâche de faire passer le souffle réformateur jusque dans les coins les plus reculés du diocèse, la réforme leur a imposé sans hésitation la vie commune.

L'événement en lui-même a été éclairé par un ensemble de publications récentes qui l'ont replacé dans son contexte tant politique que religieux, un contexte longtemps resté obscur. La principale de ces publications est assurément l'ouvrage collectif publié en 2000 sous la direction de Mathieu Arnoux, Des clercs au service de la réforme, Études et documents sur les chanoines réguliers de la province de Rouen , véritable étude d'ensemble sur le mouvement canonial en Normandie, que nous avons largement mis à contribution. La régularisation du chapitre de Sées en 1131 par son évêque apparaît comme le fruit de l'action conjuguée de la monarchie anglo-normande et de la puissance romaine. Seul leur double soutien permit au promoteur de la réforme de venir à bout des inévitables résistances rencontrées par celle-ci. L'intervention directe du roi Henri Ier Beauclerc a vraisemblablement précédé celle de la papauté. Durant les premières années du xii e siècle, Robert de Bellême, profitant de la lutte entre Henri et son frère Robert Courteheuse, s'était encore plus mal conduit à l'égard de l'Église de Sées que ses devanciers un siècle plus tôt. Il avait mis la main sur l'évêché et ses possessions et contraint en 1104 l'évêque Serlon à se réfugier auprès du roi d'Angleterre. Les recherches de Gérard Louise sur la seigneurie de Bellême ont montré que dès 1106, après la reprise sur son frère du duché de Normandie, un des principaux objectifs du souverain anglo-normand avait été la réduction des velléités d'autonomie des sires de Bellême. L'action du roi, patiente et progressive, connaît une accélération après la prise du château de Bellême en 1113 et la destruction de cette seigneurie ; elle se traduit en 1124 par l'installation sur le siège épiscopal de Sées de l'archidiacre Jean de Neuville, un fidèle du duc en même temps qu'un clerc gagné aux idées réformatrices. C'est qu'en effet le spectacle du gâchis entretenu par les sires de Bellême avait provoqué l'amalgame sur place des uns et des autres. Nommer un évêque réformateur était une chose, le soutenir dans son action réformatrice et briser les oppositions suscitées par celle-ci en était une autre. Pour décider Henri Beauclerc à faire ce pas supplémentaire, il fallut l'intervention du pape : Honorius II lui fit comprendre que le soutien à la régularisation du chapitre de Sées était le prix à payer pour l'établissement de bonnes relations avec l'autorité romaine. L'installation à Sées d'une communauté de chanoines réguliers était de surcroît en elle-même une action pouvant parfaitement s'insérer dans « l'entreprise plus vaste, menée par le souverain, de restauration d'un ordre public et ecclésiastique régulier sur la frontière méridionale du duché ».

La politique pontificale est claire : il s'agit pour elle de faire enfin pénétrer la réforme grégorienne dans l'ensemble de l'Église et de la société du duché normand, un duché où les archevêques de Rouen ne sont pas parvenus à imposer d'en haut la réforme et où de nombreuses communautés de clercs séculiers, générées par un mouvement canonial spontané et multiforme, se sont révélées sur le terrain les meilleures propagatrices de celle-ci. La réforme du chapitre de Sées a constitué l'un des premiers succès de la réforme grégorienne dans l'État anglo-normand. Elle doit s'interpréter comme « la réinstauration de l'autorité pontificale sur un évêché conquis de haute lutte par le camp réformateur » et, semble t-il, destiné à servir à ce dernier de place forte à l'instar des sièges voisins de Chartres et du Mans. En effet, il existait alors au sein de l'épiscopat de l'Ouest une volonté commune de promouvoir la règle de saint Augustin dans les chapitres cathédraux. Sans parler de la tentative menée à Paris en 1127 ou 1128 par les chanoines de Saint-Victor à la demande de l'évêque Étienne de Senlis ou de celle, tout aussi vaine, faite à une date incertaine par Yves de Chartres (1090-1115) dans son propre diocèse, tentatives qui nous feraient sortir de la province de Rouen, on peut évoquer les inutiles efforts faits à Lisieux dans le même sens et au même moment par l'évêque Jean (1107-1141), oncle de Jean de Neuville. Dans les diocèses voisins, cette volonté se traduisit seulement par des donations en faveur des réguliers : en 1162, le chapitre cathédral de Bayeux céda la jouis­sance perpétuelle d'une de ses prébendes au prieuré augustin du Plessis-Grimoult à la fondation duquel il avait pris un peu plus tôt une part imporante, et à peu près au même moment l'évêque Achard d'Avranches avec l'accord de son chapitre attribua aux Prémontrés de la Lucerne une année du revenu des prébendes capitulaires vacantes. Enfin dans la lointaine Bretagne, l'évêque Jean de Châtillon, un ancien abbé de chanoines réguliers, réussit à soumettre à la discipline augustinienne le chapitre qu'il institua en 1152 à Saint-Malo, après avoir transféré en ce lieu le siège de son évêché.

Désignation des évêques : élection ou nomination, réguliers ou séculiers

L'établissement d'un centre réformateur à Sées, le plus éprouvé des sièges normands entre 990 et 1120, était un projet ambitieux. Il ne tarda pas à se heurter à de sérieux obstacles. En 1144, la succession de Jean de Neuville fut réglée par l'élection capitulaire mais celle-ci tourna au profit de Gérard qui faisait certes partie du chapitre mais à titre d'ancien chanoine séculier. Avant de confirmer son élection, le pape exigea de l'élu qu'il fasse person­nellement profession dans l'ordre de Saint Augustin et prête serment de maintenir de bonne foi cet ordre dans son Église. Par la suite les difficultés s'aggravèrent car, après la crise de la succession d'Henri Ier, les souverains anglo-normands oublièrent les bonnes résolutions un moment prises et revinrent sans tarder à leurs habitudes invétérées de désigner eux-mêmes les évêques. Henri II Plantagenêt imposa deux évêques successifs, Froger (1157-1186) et Lisiard (1188-1201), qui ne sortaient pas des rangs du chapitre, le premier notamment contre la candidature d'Achard, abbé de Saint-Victor ; les papes ratifièrent le choix royal sans plus poser de condition. Néanmoins les réformateurs tinrent bon et préservèrent la régularité du chapitre. En 1203, ils sortirent finalement vainqueurs de l'épreuve de force liée à la succession de Lisiard et imposèrent à Jean-sans-Terre la reconnaissance de Sylvestre, le candidat du chapitre, dont l'élection avait été confirmée par Innocent III en dépit de la violente opposition du roi. Le passage de la Normandie sous le contrôle direct des Capétiens régla peu après le problème de façon définitive.

Une nouvelle menace commence alors à se faire jour, le rapide déclin de l'élan réformateur. En 1220, le pape Honorius III jugea bon de secouer les chanoines sagiens en leur donnant comme évêque l'abbé général des Prémontrés, Gervais, un homme remarquable qu'il avait eu l'occasion de voir à l'œuvre. L'effet fut positif mais seulement pour un temps. Après la disparition du successeur de Gervais, les chanoines portèrent successivement à leur tête trois clercs séculiers de formation juridique, bien incapables de ranimer la flamme de la régularité. Puis réguliers et séculiers alternent, ce qui montre bien que l'élection capitulaire pouvait tourner en faveur de l'une ou l'autre catégorie, observation tout aussi valable pour les nominations. L'élection proprement dite se fait par recours au système des grands électeurs. En 1258 comme en 1278 et 1295, les chanoines désignent quelques-uns d'entre eux auxquels ils remettent l'élection du futur abbé. Les papes respectent le choix du chapitre. C'est notamment le cas en 1295 alors que l'élection de Philippe Le Boulanger, un régulier pourtant, a suscité des oppositions au sein du chapitre, pouvant facilement justifier une intervention romaine. Le principe de l'élection capitulaire réussit ainsi à se maintenir jusqu'au milieu du xiv e siècle, soit un siècle plus longtemps qu'ailleurs.

Le dominicain Guillaume de Rancé, nommé par le pape très vraisemblablement à la demande du souverain, ouvre en 1363 la série des hommes du roi. Passée cette date, la relative indépendance du chapitre en matière électorale ne va plus de soi. Avec la guerre désormais permanente, le choix de l'évêque dans une province menacée est plus que jamais une affaire politique. Face au Grand Schisme, les évêques et le chapitre suivent la politique royale, loyauté qui se retrouve également face aux envahisseurs et occupants anglais. L'évêque de Sées, Jean III (1408-1422), est le seul prélat normand à ne pas fuir sa cité devant l'arrivée des troupes d'Henri V. Son successeur, Robert de Rouvres, est un fidèle de Charles VII auprès de qui il réside. La situation devient très compliquée lorsqu'en 1433 ce même Robert est transféré par le pape à l'évêché de Maguelonne. En 1435, deux personnages se présentent simultanément au concile de Bâle comme évêque de Sées : d'une part Jean Chevalier, lié aux Anglais et élu du chapitre, de l'autre Jean de Pérusse, partisan de Charles VII et nommé par le pape. La mort du premier met fin dès 1438 à ce conflit que le concile n'avait pas été capable de régler. Un schisme plus durable éclate à la fin du siècle lorsque Louis XI prétend en 1480 imposer comme évêque Gilles de Laval, malgré une première résignation en 1478 de l'évêque Robert Cornegrue en faveur d'Étienne Goupillon. Ce dernier proteste hautement tant à Paris qu'à Rome, repoussant toutes les propositions de transfert qui lui sont faites. En 1485, l'évêché est un moment placé sous séquestre. Le conflit perdure finalement pendant treize ans, ne s'arrêtant qu'avec la disparition d'Étienne Goupillon en 1493. Durant la majeure partie de ce temps, Gilles de Laval administre effectivement le diocèse, ce dont il s'acquitte de manière irréprochable. Dans toute cette déplorable affaire, la voix du chapitre ne s'est guère fait entendre, bien qu'il ait été plutôt favorable à Goupillon, au moins au début. Précisons également que les deux compétiteurs étaient l'un et l'autre des séculiers. Le concordat de 1516 confirme définitivement le droit du roi à choisir les évêques de son royaume.

Haut de page
Retour à la présentation du volume de Sées
Contact - Plan du site
© 2014 Fasti - CNRS